La maison du

juge Farris donnait sur un cimetière.

Larry et lui avaient dîné ensemble. Assis sous la véranda, derrière la maison, ils fumaient des cigares en regardant le coucher de soleil virer à l’orange pâle au-dessus des montagnes.

– Quand j’étais enfant, dit le juge, nous vivions à côté du plus beau cimetière de l’Illinois. On l’appelait le Mont de l’espoir, figurez-vous. Tous les soirs après le dîner, mon père qui était alors dans la soixantaine sortait se promener. Je l’accompagnais parfois.

Et, si notre promenade nous conduisait devant cette nécropole magnifiquement entretenue, il me disait : « Qu’est-ce que tu crois, Teddy ? Est-ce qu’il y a de l’espoir ? » Et je lui répondais invariablement : « Oui, il y a le Mont de l’espoir. » Chaque fois, il éclatait de rire, comme si c’était la toute première fois. J’ai souvent eu l’impression que nous nous promenions devant ce champ de macchabées uniquement pour répéter une fois de plus cette plaisanterie. Mon père était riche, mais son répertoire de blagues était passablement pauvre. C’était, je crois, la plaisanterie la plus drôle qu’il connaissait.

Le juge fumait, la tête penchée, rentrée entre ses deux épaules.

– Il est mort en 1937. Je n’étais pas encore sorti de l’adolescence, reprit-il. Il m’a toujours manqué depuis. Un enfant n’a pas besoin d’un père, mais d’un bon père. Pas d’espoir, sauf le Mont de l’espoir. Comme il aimait répéter cette blague ! Il avait soixante-dix-huit ans quand il est mort. Une mort royale, Larry. Il était assis sur le trône dans la plus petite pièce de notre maison, son journal sur les genoux.

Ne sachant trop quoi dire après ce bizarre accès de nostalgie, Larry s’abstint de tout commentaire.

Le juge poussa un soupir.

– Nous allons bientôt avoir une vraie petite ville ici, dit-il. Je veux dire, si vous arrivez à remettre la centrale électrique en marche. Si vous n’y arrivez pas, les gens vont s’énerver et partir au sud avant que le mauvais temps ne leur tombe sur le râble.

– Ralph et Brad disent que ça va marcher. Je leur fais confiance.

– Eh bien, espérons que votre confiance est fondée. Finalement, c’est peut-être aussi bien que la vieille dame soit partie. Elle en avait peut-être conscience. Les gens doivent peut-être être libres de décider par eux-mêmes s’ils voient un phare ou une étoile dans le ciel, s’ils voient un fantôme dans la forêt ou la silhouette d’un arbre. Vous me comprenez, Larry ?

– Non, monsieur. Honnêtement, pas très bien.

– Je me demande si nous avons vraiment besoin de réinventer toute cette ennuyeuse histoire des dieux, des sauveurs et des au-delà avant de réinventer la chasse d’eau. Voilà ce que je veux dire. Je me demande si le moment est bien choisi pour penser aux dieux.

– Vous croyez qu’elle est morte ?

– Elle est partie depuis six jours maintenant. Le comité des recherches n’a pas trouvé un seul indice. Oui, je crois qu’elle est morte, mais je n’en suis pas totalement sûr. C’était une femme étonnante qui sortait complètement de tout cadre rationnel. Et l’une des raisons pour lesquelles je suis presque content qu’elle soit partie, c’est que je suis un vieux radoteur pétri de rationalité. J’aime ma petite routine quotidienne, arroser mon jardin – avez-vous vu comme les bégonias sont repartis ?

j’en suis très fier –, lire mes livres, prendre des notes pour le livre que je compte écrire sur l’épidémie. J’aime faire toutes ces choses, puis prendre un verre de vin avant de me coucher et m’endormir l’esprit en paix. Oui. Aucun d’entre nous ne veut voir des signes et des présages, même si nous raffolons des histoires de fantômes et des films d’horreur. Personne d’entre nous ne veut réellement voir une étoile se lever à l’Orient ou une colonne de feu se dresser dans la nuit. Nous voulons la paix, le rationalisme, la routine. S’il nous faut voir Dieu dans le visage noir d’une vieille femme, immanquablement nous nous souvenons qu’il existe un démon pour chaque dieu – et que notre démon est peut-être plus près de nous que nous ne le souhaiterions.

– C’est ce qui m’a amené ici, dit Larry, horriblement gêné.

Il aurait donné n’importe quoi pour que le juge ne parle pas de son jardin, de ses livres, de ses notes, du verre de vin qu’il prenait avant de se coucher. Il avait eu un éclair de génie lors d’une réunion avec des amis. Le cœur léger, il avait fait une proposition.

Et maintenant, il se demandait comment continuer sans donner l’impression d’être un crétin cruel et opportuniste.

– Je sais pourquoi vous êtes ici. J’accepte.

Larry sursauta dans son fauteuil de rotin qui grinça.

– Qui vous en a parlé ?

En principe, c’est un secret. Si un membre du comité a tout raconté, nous sommes dans de beaux draps.

Le juge leva sa main constellée de taches brunâtres. Ses yeux brillaient malicieusement au milieu de son visage usé par le temps.

– Tout doux, mon garçon… tout doux. Aucun membre du comité n’a dit quoi que ce soit, que je sache en tout cas, et pourtant j’ai de grandes oreilles. Non, je me suis murmuré ce secret à moi-même. Pourquoi êtes-vous venu ce soir ? Votre visage se lit comme un livre, Larry. J’espère que vous ne jouez pas au poker. Lorsque j’ai parlé tout à l’heure de mes petits plaisirs tout simples, j’ai vu votre visage se décomposer… une expression de stupeur plutôt comique…

– C’est si drôle ? Et

qu’est-ce que je devrais faire, avoir l’air content de… de…

– De m’envoyer à l’ouest, continua le juge d’une voix douce. Pour reconnaître le terrain. Pour espionner. Je me trompe ?

– Non, pas du tout.

– Vous savez, je me

demandais quand cette idée ferait surface. C’est une décision extrêmement importante, naturellement, tout à fait nécessaire si nous voulons donner à la Zone libre une chance de survivre. Nous ne savons pas vraiment ce qui se passe de l’autre côté. L’homme noir pourrait aussi bien se trouver de l’autre côté de la lune.

– S’il est vraiment là-bas.

– Oh oui, il est là-bas. Sous une forme ou une autre, il est là. Vous pouvez en être sûr.

Le vieil homme sortit une pince à ongles de la poche de son pantalon et se mit au travail. Le bruit sec de la pince ponctuait ses phrases.

– Dites-moi, est-ce que le comité s’est posé la question de savoir ce qui se passerait si nous préférions rester là-bas ?

Larry regarda le vieil homme, interloqué.

Puis il répondit qu’à sa connaissance personne n’y avait pensé.

– Je suppose qu’ils ont de l’électricité, reprit le juge d’une voix faussement nonchalante. Ce n’est pas sans attraits pour certains, vous savez. Cet homme qui est parti, Impening, était manifestement de cet avis.

– Bon débarras, c’était un emmerdeur !

Le juge rit de bon cœur.

– Bon, reprit-il. Je vais m’en aller demain. Dans une Land-Rover, je crois. Au nord en direction du Wyoming, puis à l’ouest. Grâce à Dieu, je peux encore conduire ! Je vais traverser en ligne droite l’Idaho vers le nord de la Californie. Le voyage devrait me prendre une quinzaine de jours, plus pour rentrer. Au retour, il y aura peut-être de la neige.

– Oui, nous avons parlé de cette possibilité.

– Et je suis vieux. Les vieillards sont particulièrement exposés aux accidents cardiaques et aux accès de stupidité. Je suppose que je ne serai pas le seul à partir ?

– Eh bien…

– Non, vous ne devez pas m’en parler. Je retire ma question.

– Écoutez, vous pouvez refuser.

Personne ne vous force…

– Essayeriez-vous de vous décharger de votre responsabilité sur moi ? demanda le juge d’une voix sèche.

– Peut-être. Je me dis peut-être que vos chances de revenir sont de une sur dix, et vos chances de revenir avec des renseignements qui puissent vraiment nous permettre de prendre des décisions, de une sur vingt. J’essaye peut-être tout simplement de dire d’une façon détournée que j’ai peut-être fait une erreur. Vous êtes peut-être trop vieux.

– Je suis trop vieux pour courir les aventures répondit le juge en remettant la pince à ongles dans sa poche, mais j’espère ne pas être trop vieux pour faire ce que je crois devoir faire. Je connais une vieille femme qui est maintenant sans doute morte quelque part, d’une mort misérable, parce qu’elle croyait que c’était ce qu’elle devait faire. Poussée par une sorte de folie religieuse, j’en suis convaincu. Mais les gens qui s’efforcent de faire ce qu’ils croient être bon paraissent toujours fous. Je vais y aller. Je vais avoir froid. Mes intestins vont me faire des misères. Je me sentirai seul. Mes bégonias me manqueront. Mais… je n’oublierai pas d’être malin, croyez-moi.

Le vieil homme regarda Larry et ses yeux brillaient dans l’obscurité.

– J’en suis sûr, répondit Larry qui sentit des larmes chaudes lui picoter le coin des yeux.

– Comment va Lucy ? demanda le juge, signifiant ainsi qu’il ne voulait plus parler de son départ.

– Très bien. Nous allons tous les deux très bien.

– Pas de problèmes ?

– Non.

Mais Larry pensait à Nadine. Quelque chose dans le désespoir qu’il avait vu en elle lors de leur dernière rencontre le troublait encore profondément. Tu es ma dernière chance, avait-elle dit. Curieuses paroles presque suicidaires. Et sur quelle aide pouvait-elle compter ? Psychiatrie ? Quelle blague ! Leur seul omnipraticien s’entendait surtout à soigner les chevaux. Et le numéro S. O. S. ne répondait plus.

– Je suis content que vous soyez avec Lucy, mais vous vous inquiétez à propos de l’autre femme, j’ai l’impression.

– Oui, c’est exact.

La suite ne voulait pas venir, mais parler de cela avec quelqu’un d’autre lui faisait du bien.

– Je crois qu’elle pense peut-être se… se suicider. Pas simplement à cause de moi, s’empressa-t-il d’ajouter.

N’allez pas croire que je pense qu’une fille puisse se tuer simplement parce qu’elle ne peut pas s’envoyer Larry Underwood, dit le super-étalon. Mais le garçon dont elle s’occupait est sorti de sa coquille et je crois qu’elle se sent seule maintenant que personne ne dépend plus d’elle.

– Si sa dépression devient chronique et cyclique, elle pourrait effectivement se tuer, répondit le juge avec une indifférence glacée.

Larry le regarda, choqué.

– Mais vous ne pouvez pas vous partager, reprit le juge, n’est-ce pas ?

– Vous avez raison.

– Et votre choix est fait ?

– Oui.

– Pour de bon ?

– Oui, je crois.

– Alors, prenez-vous en main, dit le juge qui parut infiniment soulagé. Pour l’amour de Dieu, Larry, mûrissez un peu. Prenez de l’aplomb. L’excès est mauvais en toutes choses, mais vous devez absolument prendre un peu d’aplomb pour ne pas vous laisser balayer par vos scrupules ! Votre âme a besoin d’une bonne crème solaire, comme votre peau en plein été. Vous ne pouvez être maître que de votre âme. Et de temps en temps un imbécile de psychologue viendra vous dire que vous n’en êtes même pas capable. Mûrissez ! Lucy est une femme très bien. Vous rendre responsable d’autre chose que de votre âme et de la sienne, c’est trop vouloir embrasser, défaut qui n’a cessé de conduire l’humanité au bord du désastre.

– J’aime parler avec vous, dit Larry qui fut étonné et amusé de la candeur de sa remarque.

– Probablement parce que je vous dis exactement ce que vous souhaitez entendre, répondit le juge d’une voix sereine. Vous savez, il y a bien des moyens de se suicider.

Avant longtemps, Larry allait avoir l’occasion de se souvenir de cette phrase en d’amères circonstances.

À huit heures

et quart le lendemain matin, le camion de Harold quittait la gare routière pour le quartier de Table Mesa. Harold, Weizak et deux autres étaient assis à l’arrière.

Norman Kellogg et un autre homme s’étaient installés dans la cabine. Ils se trouvaient au carrefour de la rue Arapahœ et de Broadway lorsqu’ils virent une Land-Rover s’avancer lentement vers eux.

– Où allez-vous donc, monsieur le juge ? cria Weizak en agitant le bras.

Le juge, plutôt comique dans sa chemise de laine et son blouson, se rangea le long du trottoir.

– Je me suis mis en tête de passer la journée à Denver, répondit-il d’un air narquois.

– Et vous croyez y arriver avec cet engin ? demanda Weizak.

– Parfait. Si vous passez devant une librairie porno, ça vous dérangerait de remplir votre coffre ?

La plaisanterie fit rire tout le monde – même le juge – sauf Harold. Il avait l’air hagard. Son teint était cireux, comme s’il filait un mauvais coton. En fait, il n’avait pratiquement pas dormi. Nadine avait été à la hauteur de ses promesses et elle avait réalisé plus d’un de ses rêves durant la nuit. Des rêves du type mouillé, inutile sans doute de le préciser. Il attendait déjà la nuit prochaine avec impatience et la sortie de Weizak ne lui parut valoir qu’un fantôme de sourire, maintenant qu’il avait expérimenté la pornographie en vraie grandeur. Nadine dormait lorsqu’il était parti. Avant qu’ils ne mettent un terme à leurs ébats, vers deux heures, elle lui avait dit qu’elle voulait lire son journal. Vas-y si tu en as envie, lui avait-il répondu. Peut-être se mettait-il à sa merci, mais la soirée avait été trop mouvementée pour qu’il ait les idées claires. En tout état de cause, c’était le meilleur texte qu’il avait écrit de toute sa vie et le facteur qui le décida vraiment était qu’il voulait – non, qu’il avait besoin – que quelqu’un d’autre lise, savoure son travail.

Kellogg sortait la tête par la portière du camion :

– Vous allez faire attention, pépé. D’accord ? Il y a de drôles de types sur les routes ces temps-ci.

– À qui le dites-vous, répondit le juge avec un étrange sourire. Je vais faire attention, soyez-en sûr. Je vous souhaite une bien bonne journée, messieurs. Et à vous aussi, monsieur Weizak.

Un autre grand éclat de rire et ils se séparèrent.

le fléau
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